Il est tout à fait légitime – et même courant – de parler de « degrés » de fictionnalité. Ne dit-on pas que Le Seigneur des anneaux est plus fictionnel que Le Père Goriot, ou qu’A la recherche du temps perdu l’est moins que le roman de Balzac ? Or, ces usages qui relèvent du langage ordinaire deviennent problématiques dès qu’on tente de définir la nature de la fiction : qu’il s’agisse d’une approche sémantique (fiction comme discours non-référentiel) ou pragmatique (fiction comme feintise partagée), les théoriciens de la fiction adoptent souvent une définition binaire, opposant la fictionnalité à la non-fictionnalité (ou à la factualité). L’hybridité de la fiction a en effet suscité de nombreuses controverses, comme en témoignent les débats autour du statut générique de l’autofiction ou encore de la valeur référentielle des noms propres dans l’œuvre de fiction. C’est pour explorer ces questions épineuses dans une perspective transculturelle et transdisciplinaire que nous avons choisi de consacrer le troisième congrès international de notre société aux « degrés de fictionnalité ».

Ce colloque s’est tenu à l’Université Kwansei Gakuin (Hyogo, Japon) les 18, 19 et 20 octobre 2024, en présentiel et en ligne. Il a rassemblé 77 chercheurs provenant de plus de 15 pays, dont une cinquantaine se sont déplacés pour se rendre sur les deux campus de l’université situés à Osaka et à Nishinomya. Les participants ont pu consulter, en amont, les documents issus des journées d’études organisées par Alison James, Françoise Lavocat et moi-même dans le Centre parisien de l’Université de Chicago, en juin de la même année, et dont l’objectif était de préciser et d’approfondir les enjeux théoriques de cette question. 

Les communications présentées lors de notre colloque ont illustré une grande diversité culturelle et disciplinaire. Elles ont permis de comparer les spécificités narratives des romans autobiographiques ou des autofictions, mais aussi de la SF ou de la fantasy à travers le monde. Nous avons également pu réfléchir au statut du réalisme dans différentes aires culturelles ou nous demander dans quelle mesure les degrés de fictionnalité sont historiques. Si une grande partie des communications portait sur la littérature, d’autres médias ont également été examinés : films, bandes dessinées, jeux vidéo ou encore vidéos sur Youtube. Ces interventions ont exploré non seulement l’hybridité propre à ces supports, mais aussi la transmédialité de la fiction. Les communications consacrées aux questions théoriques se sont révélées aussi nombreuses qu’enrichissantes. Les concepts narratologiques ont été revisités (la métalepse a constitué une session à elle seule). L’approche rhétorique de la fictionnalité, distinguant fiction globale et fiction partielle, a suscité plusieurs débats. Il va sans dire que les réflexions philosophiques ont occupé une place importante dans notre colloque. Contentons nous de signaler que plusieurs communications, s’appuyant sur la philosophie analytique ou sur les sciences cognitives, ont examiné l’hybridité des œuvres fictionnelles sous l’angle des mécanismes et des fonctions de l’imagination ou de la croyance.

Le congrès s’est déroulé en trois sessions parallèles, ce qui a malheureusement empêché les participants d’assister à toutes les communications (cette frustration a partiellement été atténuée grâce aux enregistrements, désormais accessibles aux membres de la société). Nous avons eu aussi le plaisir de nous réunir pour écouter deux conférences plénières. Selon la proposition d’Anne Duprat, la temporalité fictionnelle se caractérise par sa « structure graduelle », qu’elle a explorée dans ses différents états. Cette temporalité qui agit à la fois comme métaphore et modèle du temps réel suggère une ontologie « mobiliste », c’est-à-dire fondée sur les événements. Jean-Marie Schaeffer, quant à lui, est revenu sur les trois définitions classiques de la fiction – sémantique, syntaxique et pragmatique. Il a conclu que seule une définition « faible », issue de l’approche pragmatique impliquant en réalité une exclusion forte de la définition sémantique, permettrait d’apprécier pleinement l’hybridité et les degrés de fictionnalité. Il a également souligné que, du point de vue anthropologique, la fiction est vécue dans une zone psychique où imagination et réalité s’entremêlent. Ajoutons que cette dernière conférence, suivie par un entretien avec Yasusuke Oura, a aussi été l’occasion pour rendre hommage aux deux chercheurs pour leurs contributions majeures à l’étude de la fiction.

A l’hommage s’ajoute un encouragement : depuis le colloque de Chicago, la société décerne un prix destiné à soutenir les chercheuses et chercheurs en début de carrière. Celui de cette année a été décerné à Jeppe Barnwell pour son article stimulant intitulé « Fictionality, Fictionhood, and Fiction – Towards a New Typology of Fictional Invention ». Compte tenu de la grande qualité des autres contributions soumises, le comité a par ailleurs décidé d’honorer Emilio Gianotti, pour « World Hoarding : Hypermodernity and Multiverse Fictions », et Yang Liu, pour « The Spectres of Realism ». La cérémonie de remise des prix s’est déroulée dans une ambiance amicale, à l’occasion du cocktail organisé après une journée riche en réflexions et en échanges. 

Ainsi, ce colloque s’achève avec succès. Je tiens à remercier chaleureusement tous les participants, mes co-organisatrices, Françoise Lavocat et Alison James, le comité de la SIRFF/ASIFF, ainsi que mes amis et mes étudiantes qui ont apporté leur aide précieuse. Comme l’a fait remarquer Françoise Lavocat dans son dernier éditorial, ce colloque marque la fin du cycle lié à la fondation de la société. Le prochain colloque, prévu en 2026, inaugurera une nouvelle étape pour la SIRFF/ASIFF, mais le plaisir de nous retrouver et d’échanger restera inchangé.