Des queues qui s’étirent devant les chapiteaux accueillant des conférences. Tout le monde ne pourra pas y accéder, le public est trop nombreux. D’autres plus longues encore pour gagner le privilège de dire quelques mots à des auteurs et autrices et recueillir leurs signatures. Enormément de monde, lecteurs et lectrices jeunes ou très jeunes, des femmes en majorité mais des hommes également, parfois costumés, souvent portant fièrement des tee-shirts proclamant l’amour des livres, tirant de petits chariots pour pouvoir accumuler davantage d’achats…. On se croirait dans un roman de Jasper Fforde, dans l’univers alternatif qu’il a imaginé autour de la détective littéraire Thursday Next, un monde où la passion pour la fiction est une pratique sociale partagée, où les soldes en librairie déclenchent des émeutes, où Shakespeare est vraiment l’objet d’un culte, contesté par les fans rivaux de Marlowe… Ce monde rêvé, où les amoureux du livre sont partout, existe bien, sous format microcosme, le temps d’un week-end.

Je reviens du festival de littératures de l’imaginaire « Les Imaginales » à Epinal, où je me rends pour chaque édition, pouvant ainsi constater à quel point il croît, combien son public s’étend année après année. Au bord de la Moselle, dans un parc verdoyant ponctué de « Magic Mirrors », s’étend un royaume d’évasion par le livre, un lieu où règne une passion ardente pour la chose écrite, qu’on pourrait parfois croire éteinte, dont on constate au contraire la vitalité bouillonnante auprès de jeunes générations… Ces lectrices vivent de romance et de fantasy, considérant que l’immersion fictionnelle dans d’autres mondes constitue une part majeure de leur existence. Des Bovary peut-être, mais en réseau, échangeant entre elles, se conseillant et se soutenant ; lucides aussi sur l’irréalisme exacerbé de leurs préférences, dans des genres où la magie, les espaces lointains, les royaumes infernaux, gardent toujours fermement le quotidien à distance.

Quand bien même les romans plébiscités, souvent déconsidérés, les aideraient-ils seulement à vivre, ce ne serait déjà pas rien. Mais ils ne sont pas toujours vains ou creux. La star de cette édition était une certaine Rebecca Kuang, qui a publié sous le nom R.F. Kuang en 2022 aux Etats-Unis Babel: Or the Necessity of Violence: An Arcane History of the Oxford Translators' Revolution, best-seller adoré des jeunes lectrices d’Instagram et Tik-Tok. De quoi s’agit-il ? Dans un monde qui ressemble au nôtre à la fin du XIXe siècle, la magie est dans les mots – comme bien souvent – et plus exactement dans la traduction. Elle se niche dans l’interstice entre les langues, dans les nuances de l’une à l’autre, qui ne se perdent pas, mais se transforment : la part d’intraduisible est une puissante énergie. Tous ses exemples, et tous ses spécialistes, sont à Oxford. Ils viennent de partout dans le monde, mais la domination anglaise s’exerce sur chacun. Littéralisant le savoir comme pouvoir, la force des différences culturelles et l’accaparement des richesses, le roman est un brûlot politique sur l’appropriation culturelle et la « nécessité de la violence » contre un capitalisme néo-colonialiste prédateur… Peut-être faut-il toujours se méfier des lectrices en effet !